Les Inrockuptibles
: Mecanoid Android :
Créateur de merveilleux automates sonores, Pierre Bastien n’est pas seulement un bricoleur de génie: il est aussi l’inventeur d’un langage musical a nul autre pareil. Son album Mecanoid sort sur le label dirigé par Aphex Twin.
La pochette du nouvel album de Pierre Bastien, Mecanoid est ornée d’un portrait de l’artiste pour le moins stylisé: quelques pieces de Meccano judicieusement ajustées ébauchent les contours et les traits d’un visage humain, au milieu duquel deux poulies font office de globes oculaires. Toute rudimentaire qu’elle est, cette sculpture aux allures de masque tribal résume bien lasingularit‚ d’un musicien aussi remarquable que discret, qui a réussi à créer un univers farouchement personnel tout en s’effaçant le plus souvent derriere sa prodigieuse création: le Meccanium, vaste parc de machines sonores aux dimensions vari‚es et aux fonctions multiples, pléiade d’automates experts en courts-circuits mélodiques, . rythmiques impaires et irrégularités en tous genres.
Avec ces robots animés construits à base d’ éléments de Meccano, de petits moteurs de tourne-disques et de morceaux d’instruments de tous horizons, Bastien ne s’est pas seulement fabriqué des partenaires de rêve, un big-band à la mesure de son imaginaire. Il s’est ouvert un champ d’expérimentation qu’aucune formation en chair et en os ne lui aurait sans doute permis de défricher. Il s’ est aussi doté d’un véritable arsenal poétique et d’un éventail de ressources sonores qui ne cessent de s’enrichir avec le temps. Comme ses machines qui, au gré des révisions et des retouches, changent de configuration et de registre, sa musique profondément organique est en perpétuelle métamorphose: ainsi se joue-t-elle des limitations techniques et formelles qui pourraient la contraindre.
Au fond, Bastien et son Meccanium vérifient concretement un postulat qui, bien qu’ élémentaire, est pourtant rarement appliqué par la majorité de la population musicale actuelle, tous courants confondus:
aucune oeuvre ne peut accéder à des formes supérieures de beauté et de liberté si elle n’est pas, d’une maniere ou d’une autre, le fruit d’une invention permanente. Cela étant, Bastien n’est pas qu’un artisan de génie; et sa musique ne saurait être rabaissée au rang d’attraction foraine, de sympathique curiosité digne du concours Lépine.
Si cet homme écrit depuis vingt ans l’un de plus riches chapitres de l’histoire des arts mécaniques, c’est précisément parce qu’il en a toujours outrepassé les limites. Ici comme ailleurs, l’enjeu est toujours le même: il s’agit de se servir des machines sans s’asservir à elles. Aussi ingénieux soit-il, Bastien le bricoleur n’est donc qu’une petite main, un ouvrier qualifié au service d’un seul patron: Bastien le musicien. Compositeur atypique et multi-instrumentiste “sans éducation et un peu dilettante”: ce dernier n’aime rien tant que taper le breuf avec ses grinçants petits partenaires.
Sur scene, il pousse la discrétion jusqu’á se reléguer à l’arriere-plan : beau joueur, il laisse volontiers ses créatures lui voler la vedette. Mais c’est bien lui qui tire toutes les ficelles de cet orchestre fantôme.
Jouant tantôt les solistes, tantôt les sidemen, il met également la main à la pate sonore: il y rajoute du grain, des motifs, du mouvement. Un mince filet de trompette, des gouttes de sanza (piano à pouces) ou encore des traits de contrebasse et de godje (un crincrin africain) se glissent ainsi dans les rouages de cette brinquebalante musique d’orphéon, sans jamais en altérer la beauté brute ni en corriger les ravissants défauts.
A l’écoute, ce qui est actionné mécaniquement se confond avec ce qui est joué manuellement. Ce qui a été élaboré des mois durant dans le secret de l’atelier se distingue à peine de ce qui est improvisé dans la magie de l’instant.
Et pour cause : sous les doigts de cet humble démiurge, tout prend miraculeusement vie.
Des rythmiques obstinées, des harmonies restreintes, des mélodies en pointillé, une fascination sans cesse reconduite pour les mysteres de la nudité musicale: si l’on en juge par certains de ses penchants, Bastien se rattacherait plutot a l’internationale minimaliste.
Mais il serait alors un minimaliste aux idées larges, qui a toujours refusé de considérer la musique par le petit bout d’une quelconque lorgnetre.
Une sensibilité panoramique qu’il s’est notamment forgée en se frottant à une foultitude d’instruments du monde entier – il en possede a ce jour pas moins de 150. “Il y a un texte de Michel Leiris qui a pour sous-titre Ce que les mots me disent. Moi, je pense souvent à ce que les imtruments me disent: j’aime me laisser guider par eux. J’ai d’abord accumulé des instruments “de chez nous” puis, tres vite, beaucoup d’instruments africains et asiatiques. Ce n’était pas par esprit de collection: ce qui ma toujours attiré, c’est le nombre infini de timbres et de combinaisons sonores que tous ces objets peuvent m’apporter – qu’ils soient intégrés ou pas dans le Meccanium. C’est notamment grace à eux que, dans ma pratique des musiques mécaniques, je n’ai jamais eu peur de tourner en rond.”
De fait, sous ses dehors primitifs, la musique sans nom de Bastien fait preuve d’une très subtile liberté de ton et de manoeuvre. Renvoyant implicitement au jazz (la place accordée a l’improvisation, le côté “machine a swinguer” du Meccanium) et aux traditions populaires extra-européennes (les réminiscences africaines, les sonorités râpeuses proches du blues, l’omniprésence de la polyrythmie), elle va jusqu’à reprendre à son compte des pratiques qu’on pourrait croire réservées aux musiques électroniques les plus avancées.
Dégagée de toute arriere-pensée technicienne, son approche ludique de la répétition ou du recyclage – chez lui, ce sont des tournedisques préparés qui font office de samplers – tranche ainsi avec l’absolu manque de fantaisie et de personnalité qui caractérise le tout-venant électro. Richard D. James (alias Aphex Twin) ne s’y est d’ailleurs pas trompé: c’est lui qui est allé chercher Bastien et l’a convaincu de sortir Mecanoid sur son label, Rephlex.
Une belle aventure de plus a mettre à l’actif d’un artiste sans contraintes, qui transgresse les frontieres au point de s’ évader régulierement du seul champ de la musique.
Son goût pour les jeux de langage de tous ordres le rapproche ainsi de toute une parenté d’écrivains qui n’a cessé de secouer les carcans littéraires – voir ses allusions aux inventions imaginaires et aux procédés d’écriture de Raymond Roussel, ou encore ses clins d’oeil musicaux a Raymond Queneau (Eggs Air Sister Steel) et au formidable André Martel (Musiques Paralloïdres).
Et la nature mutante de ses musiques à regarder semble l’entraîner de plus en plus souvent du côté des arts plastiques (il a signé plusieurs installations sonores) ou de la vidéo, laquelle tient une place prépondérante dans ses concerts actuels. “En presque trente ans d’activités, j’ai eu le bonheur de côtoyer des musiciens comme Pascal Comelade, Scanner ou Vince Taylor, de travailler sur des installatiom avec Pierrick Sorin ou Robert Wyatt, ou encore d’accompagner un défilé de mode d’Issey Miyake avec mes machines. Au fond; c’est cela qui m’intéresse: m’ouvrir un maximum d’horizons et m’amuser le plus possible avec eux. J’ignore si mon nom restera un tant soit peu dans l’histoire de la musique; Mais si mon travail devait subsister un peu, j’aimerais autant qu’on se souvienne de moi comme d’un homme qui a essayé‚ de ne pas s’enfermer dam un registre strictement musical.”
Richard Robert / Les Inrockuptibles
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